La construction opaque des seuils de pollution de l’eau

En France, c’est l’Anses qui fixe le seuil maximum autorisé de métabolites dans l’eau du robinet. Mais malgré des procédures élaborées, l’expertise de l’agence est questionnée, notamment parce qu’elle doit se baser sur les analyses des fabricants de produits phytosanitaires.

Laboratoire Leres, Rennes © Pierre Jagline

En septembre 2022, 17 % de l’eau étaient contaminés par un métabolite, l’ESA-métolachlore, selon Reporterre. Cet ESA-métolachlore est une molécule issue de la dégradation d’un herbicide célèbre, le S-métolachlore.

Miracle. Le 1ᵉʳ octobre 2022, ce n’est plus que 0,4 % des eaux analysées qui étaient contaminées par ce métabolite. Malheureusement, les miracles n’existent pas. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a simplement multiplié par neuf le seuil maximal de présence de ce métabolite dans l’eau. Il fallait y penser ! 

Même à petite dose, dilués dans l’eau, ces métabolites peuvent représenter un risque pour notre santé. Par défaut, et en l’absence de tests, un métabolite est d’ailleurs classé comme “pertinent”. Le principe de précaution s’applique alors et son taux de présence dans l’eau du robinet ne doit pas dépasser 0,1 microgramme par litre. À la demande du fabricant de la molécule à l’origine du métabolite, celui-ci peut cependant devenir “non pertinent”. La concentration autorisée passe alors à 0,9 microgramme par litre. C’est au fabricant d’apporter la preuve que son produit phytosanitaire ne va pas se décomposer en métabolite dangereux. C’est exactement ce qui s’est passé avec l’ESA-métolachlore. Après plusieurs demandes du fabricant, l’Anses a finalement estimé qu’il était “non pertinent” et en a relevé le seuil.

L’important, ce n’est pas que la santé

Barbara le Bot a participé au groupe de travail qui a classé l’ESA-métolachlore comme “non pertinent”. Elle explique que cette décision est le fruit d’une collaboration de plusieurs chercheurs de différentes spécialités. “C’est issu d’un compromis entre toxicologie, exposition, qualité de l’eau. C’est vraiment structuré et organisé.” La chercheuse à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) à Rennes précise que les seuils ne font pas consensus. “Chaque pays européen n’a pas la même valeur limite sur le même métabolite, pour l’ESA-métolachlore l’Allemagne est à 1,2, alors qu’en France, on est à 0,9 microgramme par litre donc effectivement, ce 0,9 peut-être questionné.”

Vincent Bessonneau, directeur du Laboratoire d’étude et de recherche en environnement et santé (LERES), explique que la pertinence ou la non-pertinence d’un métabolite ne dépend pas uniquement de la question sanitaire. Plusieurs critères sont retenus pour déterminer les seuils. “C’est toujours un compromis entre les réalités technologique, économique et les réalités sanitaires.” 

Les experts de l’Anses suivent une méthodologie précise pour définir le statut d’un métabolite. Ils étudient ses effets sur la santé humaine, notamment le risque de développer un cancer, d’entraîner une mutation de l’ADN, de dérégler le système hormonal ou de présenter un danger pour la reproduction. Si un seul des critères est confirmé ou qu’il n’y a pas suffisamment de données pour écarter le risque, alors le métabolite est classé comme “pertinent”. 

Mais on peut lire dans l’avis de l’Anses qu’ “aucune étude dédiée à la recherche d’un potentiel de perturbation endocrinienne du métolachlore ESA n’a été identifiée.” Pourtant, selon Santé Publique France, les perturbateurs endocriniens peuvent représenter un danger sur le neuro-développement et provoquer des malformations congénitales. 

De plus, l’Anses ne réalise aucun test en interne. Syngenta, le fabricant du S-métolachlore, a fourni une étude que les experts ont passée au peigne fin… mais il ne s’agit pas d’une étude indépendante.

L’Anses navigue en eau trouble

L’Anses n’est donc pas irréprochable. En novembre 2022, son propre conseil scientifique, composé d’experts indépendants, pointait « trois grandes tensions » au cœur de l’expertise scientifique de l’agence.

La première tension concerne les avis rendus par l’Anses, qui doivent être “transparents, robustes et reproductibles”. Ils sont parfois en opposition aux dernières connaissances scientifiques. “Il peut en résulter un décalage entre connaissances scientifiques et résultats de l’expertise.”

Ensuite, les experts estiment que dans “l’urgence”, l’agence publie des rapports sans mener à leur terme les analyses complètes. “Les résultats peuvent être fragiles et, de ce fait, faire l’objet de contestations.”

Depuis 2015, l’Anses a également une “double casquette” qui interroge. L’agence s’occupe, d’une part, des autorisations de mises sur le marché (AMM) de certaines substances comme le S-métolachlore, et d’autre part, de rendre des rapports sur ces mêmes substances. Il est nécessaire de séparer, d’une part, l’évaluation et la gestion des risques, d’autre part, la mise en perspective des résultats en fonction de la faisabilité des mesures de gestion. Le rapport souligne “un manque de transparence quant à l’application des avis en mesures de gestion.”

D’autant plus que l’Anses est parfois tête en l’air. Certains rapports sont oubliés dans les cartons ou alors publiés de manière incognito. C’est le cas de ce rapport qui questionne le propre fonctionnement de l’Anses : terminé en novembre 2022, il est seulement publié le 10 mars 2023 sans aucune communication. Plusieurs rapports ont failli ne jamais être rendus publics. Il a fallu que Le Monde déclenche une procédure juridique et que quatre ans s’écoulent pour que l’agence publie son rapport sur la génotoxicité du glyphosate. Vincent Bessonneau, directeur du LERES, confirme que la communication est verrouillée. “Quand on travaille avec des agences comme l’ANSES, on n’a pas la main sur la publication des résultats.” Sans se cacher, il poursuit : “Bien sûr, cela peut poser des questions éthiques.” Une situation qui laisse planer un doute sur le classement comme “non pertinent” de l’ESA-métolachlore.

Guillaume Petit-Marzin, Cyprien Michel et Matthieu Riolland

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